STÉRÉOTYPES SOCIAUX

STÉRÉOTYPES SOCIAUX
STÉRÉOTYPES SOCIAUX

La notion de stéréotype apparaît dans le domaine des sciences sociales avec le développement de la théorie des opinions. Elle recouvre, en tant que concept scientifique, une série de faits dont l’importance avait été perçue dans le passé, mais sans qu’on ait pu les relier entre eux de façon rigoureuse, ni en saisir toutes les implications: Francis Bacon ne parle-t-il pas déjà de praenotiones ou d’idola pour souligner l’inadéquation de la réalité et des conceptions que l’on se fait?

Walter Lippman utilisa, en 1922, le terme de stéréotype pour rendre compte du caractère à la fois condensé, schématisé et simplifié des opinions qui ont cours dans le public. Il expliquait d’abord ce phénomène par l’existence d’un principe d’économie, en vertu duquel l’individu penserait par stéréotypes pour éviter d’avoir à réfléchir à chaque aspect de la réalité. Mais, plus profondément, il le liait à la nature même des opinions; de ce que celle-ci est avant tout verbale, il concluait que l’homme ne juge pas en fonction des choses mais des représentations qu’il a de ces choses, et il écrivait: «On nous a parlé du monde avant de nous le laisser voir. Nous imaginons avant d’expérimenter. Et ces préconceptions commandent le processus de la perception.» Dans sa Théorie des opinions , Jean Stœtzel établit plus précisément que l’effet puissant des stéréotypes tient à ce qu’ils sont comme les clichés, les symboles ou les slogans, les «significations elles-mêmes», c’est-à-dire quelque chose d’immédiatement communicable et assimilé par les individus. Le stéréotype apparaît ainsi comme un élément de la structure des représentations: il ne prend toute sa signification que rapporté à sa composante individuelle et aux coordonnées sociales.

1. Un phénomène de répétition

Dans son sens originaire lié à l’activité typographique, comme dans l’usage qui peut en être fait dans un contexte psychanalytique, ou encore dans les sciences sociales, la notion de stéréotype évoque toujours l’idée d’un phénomène qui se reproduit à une multitude d’exemplaires, c’est-à-dire l’idée de répétition. C’est pourquoi, d’une certaine manière, toute représentation collective a quelque chose d’un stéréotype social. La pratique sociologique a cependant réservé l’usage de ce dernier terme pour désigner les opinions ou jugements que les groupes sociaux portent les uns sur les autres, et qu’indirectement ils portent sur eux-mêmes.

Comme il s’agit généralement d’opinions sans rapport avec la réalité objective, le stéréotype doit être rapporté à la notion de préjugé. On a souvent fait de ces deux termes les deux aspects, l’un conceptuel et l’autre affectif, d’un même phénomène. Plus précisément, le préjugé inclut le stéréotype comme une de ses formes d’expression. Mais l’un désigne avant tout une attitude, l’autre une structure d’opinion. P. H. Maucorps distingue ainsi les deux notions: «Le stéréotype se suffit à lui-même. Il ne supporte ni modification, ni rationalisation, ni critique; il est absolument rigide.» Contrairement au préjugé qui peut n’intéresser qu’un aspect particulier de sa victime, il fait disparaître celle-ci «derrière sa caricature». Le préjugé admet des contestations parce qu’il reste quelque chose de vivant; mais «le modèle archaïque, lui, est comme mort».

Le caractère «pétrifié» des stéréotypes apparaît mieux lorsqu’on considère leurs effets sur la perception et les souvenirs des sujets. Une enquête fut réalisée aux États-Unis, qui consistait à présenter à un certain nombre d’individus l’image d’un Noir et d’un Blanc, ce dernier tenant à la main un rasoir. Lorsque, par la suite, ils eurent à décrire l’image perçue, les Blancs finirent par dire que c’était le Noir qui portait un rasoir conformément au stéréotype courant qui fait du Noir américain un être violent et agressif.

2. La pensée stéréotypée

Les stéréotypes ressortissent d’abord à une certaine manière d’appréhender la réalité. C’est un mode de penser qui, selon J. Gabel, a pour effet de «dédialectiser, réifier et dépersonnaliser» la réalité concrète, ou encore qui correspond à une «perception essentialiste»; bref, qui tend à définir des ensembles immuables au sein de la diversité sociale.

Mais c’est une définition d’un caractère particulier, exactement circulaire, ou tautologique: on énumère une série d’attributs ou de caractères pour définir le Noir, le Juif ou la Femme (le premier sera primitif ou fainéant, le deuxième avare ou arriviste, la troisième passive, incohérente, etc.); mais en même temps ces attributs renvoient à l’essence du Noir, du Juif ou de la Femme comme à leur fondement, de sorte que leur validité est attestée par ce qu’ils sont justement censés dévoiler. En d’autres termes, les jugements stéréotypés consistent à ramener tous les membres d’un groupe à des caractéristiques générales, ou encore à les penser ou à les percevoir sous la catégorie de l’espèce. C’est ce que souligne Gabel à propos de la pensée raciste lorsqu’il écrit que cette dernière «postule l’identité essentielle du monde organique et de l’univers social».

Or, cette attitude de pensée est au fond de tout stéréotype social: elle tire toute sa substance de ce qu’elle s’articule sur une notion mythique, circonscrivant des ensembles à la fois physiologiques et psychologiques, et qui est celle de race (transposition, semble-t-il, ici, au règne humain de la notion d’espèce). Mais, alors que, dans le racisme, ce mythe prend appui sur une marque distinctive (couleur de la peau, par exemple) et se trouve en quelque sorte cautionné par la perception naïve, il n’apparaît qu’en filigrane et sous une forme très appauvrie dans les autres cas de stéréotypes sociaux. Autrement dit, ce qui distingue la pensée raciste au sein de la pensée stéréotypée en général tient non pas à ce qu’elle repose sur un mythe qui lui soit propre, mais à ce que ce mythe atteint chez elle son caractère explicite et la plénitude de sa fonction. Que la différence soit de degré, et non pas de nature, apparaît dans le fait que l’éventail des stéréotypes portant sur un groupe culturel donné (peuples étrangers, mais aussi catégories sociales) tend à reconstituer, au moins potentiellement, dans la représentation, un ensemble caractérisé par certains aspects matériels ou trouvant son symbole dans une image corporelle.

R. Barthes commente ainsi la vision «petite-bourgeoise» du personnage de l’intellectuel: «Toute une cosmogonie se construit à partir de vagues similitudes entre le physique, le moral et le social», et il ajoute: «C’est à travers sa disgrâce corporelle que l’intellectuel est condamné [...] on touche ici à l’idée profonde de toute moralité du corps humain: l’idée de race. Les intellectuels sont une race, les poujadistes en sont une autre.»

C’est pourquoi les stéréotypes sont si proches de l’univers de la caricature.

3. Stéréotypes et psychologie individuelle

C’est un trait remarquable du stéréotype qu’il tend à s’exprimer, voire à s’illustrer en une forme proche de la caricature.

Sur le plan psychologique, en effet, la caricature peut se comprendre par l’idée d’une recherche de la stabilité des formes perceptives, c’est-à-dire de la constitution de normes structurelles stables. Elle est ce qui, d’une part, se singularise par rapport à ces normes et, d’autre part, ramène cette singularité à un type; elle rétablit la réalité en spécifiant des formes qui contreviennent à la norme perceptive.

Si donc, comme le pensent les gestaltistes, le perceptif et le symbolique obéissent aux mêmes lois d’organisation, on peut tenter une confrontation des formes imaginaires et des aspects cognitifs du préjugé et dire que le stéréotype joue un rôle identique à la caricature au niveau de la représentation: il correspond à une réaction de défense contre l’angoisse de la différence et de l’abandon des normes; du point de vue de sa fonction spécifique dans l’économie psychique de l’individu, il peut être apparenté à un symptôme, puisque, aussi bien, il apparaît comme une manière de lier l’énergie psychique et, par là, d’échapper à l’angoisse.

On peut rappeler ici la recherche de Bruno Bettelheim qui tend à considérer l’intolérance comme une fonction de l’angoisse et de la frustration et les accusations contenues dans le stéréotype comme une rationalisation de l’agression: les stéréotypes représentent un canal par lequel se décharge l’agressivité ; ils révèlent la nature de l’angoisse qui les sous-tend. Et Bettelheim conclut: «Les stéréotypes sont le résultat du déséquilibre entre les impératifs du surmoi et les pulsions inconscientes.»

Le stéréotype présente donc un caractère fondamentalement sécurisant; il retrouve son analogie avec le phénomène de stéréotypie entendu dans son acception psychiatrique de répétition de gestes ou de paroles fonctionnant comme un substitut aux émotions et comme une tentative pour avoir prise sur l’objet qui échappe.

C’est aussi dans le sens d’une tentative de communication que T. W. Adorno a cherché à expliquer la pensée stéréotypée: l’individu est désorienté parce que les processus sociaux obéissent à des lois qui le dépassent et l’aliènent; il en résulte la peur et l’incertitude; le phénomène de personnalisation est alors un moyen de reprendre contact avec l’objet et de surmonter la désorientation. C’est à cette fonction que répondrait le stéréotype très personnalisé du Juif: et plus les formules qui s’y rapportent sont élémentaires, plus elles sont rassurantes (de même que sur le plan de la perception les formes les plus stables sont les plus systématisées).

On comprend mieux, dès lors, la généralisation dont on est redevable aux auteurs de The Authoritarian Personality (La Personnalité autoritaire ). La pensée stéréotypée apparaît, dans cette étude, comme la composante d’une attitude plus globale propre à un type de personnalité.

E. Frenkel-Brunswik établit, pour sa part, que les individus très enclins aux préjugés présentent une structure psychologique commune, marquée par une extrême rigidité: l’origine en serait la culpabilité inconsciente que ferait naître chez ces individus l’existence de certaines tendances répréhensibles (peur, faiblesse, passivité, instincts sexuels ou agressifs à l’égard des parents); l’autorépression, elle aussi inconsciente, de ces tendances s’accompagnerait d’une transposition du conflit intérieur et d’une «projection de la culpabilité sur les groupes extérieurs». Ce phénomène rendrait compte d’une disposition très générale caractérisée par «une approche stéréotypée et une vision conventionnelle enfermée dans des catégories rigides» et reposant sur une conception élémentaire de la dichotomie entre in-group et out-group et sur une volonté d’identification à son propre groupe comme facteur de sécurisation.

Poursuivant l’analyse, les auteurs tentent alors de démontrer que ce type de personnalité devient le support d’un système idéologique antidémocratique, dont l’hostilité à l’égard des autres groupes ethniques ne constitue qu’un des aspects.

4. Stéréotypes et groupes

Dans le cadre de l’étude des stéréotypes, le racisme peut être rapporté à une attitude générale des groupes sociaux à l’égard de ce qui diffère d’eux par des caractères ethniques, culturels ou nationaux. Cela, dans la mesure où cette attitude consiste à doter toute différence ethnique d’une composante raciale et à «rejeter hors de la culture, dans la nature, tout ce qui ne se conforme pas à la norme sous laquelle on vit» (Claude Lévi-Strauss). L’ethnocentrisme, qui permet de désigner ce phénomène, apparaît comme une dimension de la représentation propre à toute collectivité; André Leroi-Gourhan écrit à propos de sociétés plus anciennes: «C’est l’ethnocentrisme qui définit le mieux la vision pré-scientifique de l’homme. Dans de très nombreux groupes humains, le seul mot par lequel les membres désignent leur groupe ethnique est le mot «hommes». Le penseur pré-scientifique considère comme les hommes essentiels ceux qui constituent son propre noyau ethnique, au-delà duquel, en auréoles de plus en plus lointaines, apparaissent des êtres dont l’humanité est moindre», et dont l’aspect et les mœurs sont comme l’incarnation du mal et de la laideur; Lévi-Strauss rapporte à ce propos que ce qui est extérieur au groupe ne peut être composé, pour les primitifs, que de «méchants», de «mauvais», de «singes de terre» ou d’«œufs de pou».

De telles expressions révèlent d’ailleurs le caractère ambivalent de l’ethnocentrisme, puisqu’elles manifestent à la fois la certitude d’une supériorité et une sorte de terreur ou de crainte en face de l’autre, perçu comme menace pour l’intégrité du groupe.

Ce mode de représentation n’est pas sans rapport avec celui qui, dans nos sociétés, est à l’origine des stéréotypes ethniques et nationaux; ceux-ci apparaissent comme une forme particulière à travers laquelle se manifeste la tendance des groupes sociaux à l’ethnocentrisme. Si bien qu’en deçà de la reconnaissance officielle de l’universalité de la nature humaine ils participent d’une sorte de perception latente qui tend, au niveau de l’opinion, à reconduire les différences et à rétablir les discriminations. Mais ils ne sont pas de simples conceptions imaginaires: dans la mesure où les groupes sont en contact les uns avec les autres et où leurs relations s’accompagnent de contradiction, de domination et de dépendance, les stéréotypes sociaux remplissent aussi une fonction idéologique à l’égard des conflits et des discriminations réels.

Le phénomène de la colonisation fournit l’exemple le plus marquant d’une vision ethnocentrique mise au service d’une entreprise de domination politique et économique. Les stéréotypes apportent ici une double justification: ils sont d’abord d’autosatisfaction pour le colonisateur (l’«homme blanc» dans l’histoire moderne), vu comme le détenteur non seulement d’une culture supérieure mais de la seule vraie culture: il est celui qui est chargé d’apporter la «civilisation». Ils aboutissent aussi à une dévalorisation du colonisé; malgré la diversité des cultures, ce dernier est ramené à la notion unique «d’indigène»: il représente un degré inférieur d’humanité.

Mais les stéréotypes prennent aussi un sens par rapport au problème de la conservation du groupe: on a pu constater qu’à la suite du raid sur Pearl Harbor et de l’entrée en guerre des États-Unis les opinions que le public américain portait sur les différentes nations s’étaient sensiblement modifiées. L’image des Allemands et des Japonais s’était rapidement détériorée, de nouveaux qualificatifs péjoratifs étaient apparus à côté des anciens qui se répétaient plus souvent, et les qualificatifs favorables tendaient à disparaître; le processus était inverse en ce qui concernait les nations alliées.

La question du stéréotype social est liée à celle de l’identité: l’autre est perçu à la fois comme ce qui est exclu du groupe et comme ce qui le menace de dissolution. Cet aspect apparaît dans le comportement de la collectivité à l’égard des minorités ethniques; plus généralement, en tant que source de discrimination et de conservatisme, il explique tous les «stéréotypes de déviance» qui frappent ceux qui transgressent ou enfreignent la norme sociale.

C’est alors autour d’un concept psychosociologique de rôle que se rejoignent les caractères individuel et social du stéréotype. Ce dernier peut être compris comme une façon pour les individus d’un groupe d’assigner à l’autre un modèle de conduite différent de celui qu’ils partagent et, par là, de trouver une garantie de leur propre statut et de l’adhérence à leur propre société.

Encyclopédie Universelle. 2012.

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